A visiter : le manoir Löfstad

Manoir, manoir…

«À Löfstad, le temps s’est arrêté, indique sur le ton de la confidence, Maria Gärdeman, la guide du manoir. Depuis le décès le la comtesse Émilie Piper en 1926, rien n’a bougé… et rien ne bougera plus ! »

Ainsi, la disparition de la dernière propriétaire du manoir de Löfstad aurait réussi à stopper localement la marche du temps ! Étrange… et ce n’est pas le seul mystère entourant cette demeure !

Situé à une quinzaine de kilomètres de Norrköping sur la route de Linköping, le manoir de Löfstad, un corps de bâtiment de trois étages flanqué de deux ailes de deux étages complétées par des tours carrées, domine le lac de Löfstad et en impose par son élégante compacité.

L’histoire du château ne remonte pas au temps des sagas, mais au 17e siècle, sous le règne de Gustave II Adolphe. La Suède guerroie alors dans les provinces baltes (Livonie, Courlande), en Pologne et en Allemagne (la guerre de Trente ans débute en 1618). Le comte Axel Gustafsson Lillie, militaire de carrière, est lieutenant-colonel d’un régiment dont il a levé les troupes, lors de la prise de Mayence en Allemagne en 1631. Il y perd la jambe gauche, la remplace par un pilon et gagne des galons. Unijambiste à 28 ans, sa carrière ne se fera pas à cloche-pied, jugez-en ! Colonel du régiment de cavalerie de Östgöta, général, membre du conseil de guerre près le Parlement, baronifié en 1651, conseiller du roi, gouverneur de Poméranie, gouverneur général de Livonie après la mort de Gustav II Adolphe, grand maréchal… C’est sur ses deux jambes qu’il avait épousé, en 1630, Kristina Mörner.


Axel Lillie avait hérité de son père, le maître-cavalier Gustaf Axelsson Lillie, du domaine de Löfstad. Une grosse propriété (quelque 2 000 hectares) sur laquelle s’élevait, au-dessus du lac de Löfstad, une ferme en bois. Un patrimoine qu’il affectionnait particulièrement. En 1637, lors d’une « permission » de la guerre de Trente ans, le maître des lieux décide de faire construire un petit château en pierre à la place des bâtiments en bois. En 1652, le corps principal du manoir d’inspiration baroque militaire et une aile, sont recouverts (le manoir de Löfstad fait partie des 353 bâtiments consignés dans le recueil Suecia Antiqua et Hodierna de l’architecte et maréchal Erik Dahlbergh). En 1662, Axel Lillie rejoint le Walhalla.

Un de ses enfants, le lieutenant-colonel Axel Johan Lillie, décide dans les années 1670 d’apporter des modifications à la structure en place. Il confie au maître d’œuvre Mattias Spihler le soin de mener des travaux de rénovation qui s’achèveront au début des années 1680. La façade est modifiée (les ornements à caractère militaires passent à la trappe), le bâtiment principal se dote d’un grand escalier et d’une toiture en bâtière plus d’époque que la galbée made in Carolin d’origine.



En 1696, à la mort d’Axel Johan Lillie, la propriété revient pour quelques années à sa veuve, Agneta Wrede. Ainsi, pendant plus de deux cents ans, Löfstad a appartenu aux Lillie de père en fils, de Jöns Etherson Lillie av Greger Matsson, premier de la dynastie à Axel Johan Lillie, dernier de la lignée. Agneta Wrede disparue, le manoir passe aux mains des de La Gardie et notamment au gendre des derniers Lillie, le comte et grand maréchal du royaume Magnus Julius de La Gardie.

1750 : une servante qui n’avait pas chaud et voulait se faire une petite flambée sème par mégarde des braises dans de la paille, le manoir brûle. Hedvig Catharina de La Gardie, qui possédait à cette époque la propriété, fait appel à l’architecte Carl Hårleman pour une reconstruction de fond en comble du bâtiment principal et de l’aile nord, très endommagée par l’incendie. Le résultat n’a pas bougé depuis plus de deux siècles.

Ce seront ensuite les de Fersen qui hériteront de Löfstad. En effet, Fredrik Axel de Fersen, le grand maréchal-conseiller du royaume, le père de Hans Axel de Fersen, est le gendre des de La Gardie.

Fredrik Axel de Fersen, habita peu à Löfstad, il possédait d’autres manoirs : Ljung, Steninge et Mälsåker ainsi que le palais de Blasieholmen, situé en face du palais royal de Stockholm, plus divers appartements dans la capitale.

En revanche, sa fille, Eva Sophie, mariée au comte Adolph Ludvig Piper, y résidera en permanence après la mort tragique de son frère Axel en juin 1810. Ainsi, le clan des Piper prend le relais. À commencer par leur fils, comte de son état et inspecteur des eaux et forêts à la Cour, puis, son fils, le comte et chambellan Charles Emil Piper, et enfin leur fille, Émilie Piper, qui héritera du patrimoine en 1902, à la mort de son père.

La comtesse, « mademoiselle Émilie », comme l’appelle avec respect le personnel administratif du manoir, sans héritiers, lèguera en 1926, sa propriété et ses biens à deux institutions : le musée régional de la province de Östergötland et le palais de la Noblesse, à la condition sine qua none que le manoir reste en l’état. Immarcescible idée de l’éternité sans doute ! Ses dernières volontés ont été scrupuleusement respectées, d’où l’arrêt de la fuite du temps…


Autant le bâtiment en U inspire indéniablement le respect, autant l’intérieur est, toutes proportions gardées, modeste. Il est vrai que nous sommes en 1926 et que pas grand chose n’avait été modifié depuis la reconstruction suite à l’incendie de 1750 !

Dans l’austère vestibule d’entrée, deux énormes coffres en bois peints en gris encadrent le grand escalier. Ce sont des coffres à bois, signe que le chauffage central n’était pas de mise. Le blason de la maison Lillie, bien en évidence, s’orne, entre autres sur l’écu, de fleurs de lys et du baron soi-même privé de sa patte gauche… le manque d’attributs peut se révéler en être un !

Au premier étage, les appartements, classiquement en enfilade, sont meublés avec élégance de mobiliers de différentes époques dont certains estampillés par de grands ébénistes et notamment Georg Haupt pour les meubles de style gustavien ; les salons Louis XV succèdent aux boudoirs et à des cabinets de travail à l’ameublement empire, de lourdes armoires allemandes du 16e et 17e siècle, surchargées de moulures, occupent couloirs et vestibules… un accessit particulier à la bibliothèque de style aux 5 000 volumes classés suivant le coloris de leurs reliures sur tranches ! Également une mention particulière pour un bahut d’appui deux portes et tiroirs en marqueterie, probablement de facture allemande, aux scènes guerrières, ainsi qu’à une armoire-bibliothèque de type marqueterie Boulle avec superposition de décors d’écaille de tortue et de laiton. La galerie de portraits avec une belle collection de toiles du 18e siècle sert de Bottin mondain aux lignées qui se sont succédées. Quelques peintures d’un certain duc de Pienne, émigrant français qui a passé quelques hivers au manoir du temps de Sophie Piper, née de Fersen, ainsi que des silhouettes découpées représentant quelques-uns uns de ses contemporains, valent le coup d’œil.

À noter également un petit cabinet consacré au comte Hans Axel de Fersen ( 1755-1810) – le bel Axel, n’était-il point l’amant supposé de Marie-Antoinette ? – avec son clavecin de voyage, quelques tableaux de Marie-Antoinette, des aquarelles en médaillon signées Sergel, des lettres, des objets… ce contemporain de Voltaire, proche de Gustav III, dont la première rencontre avec Marie-Antoinette lors d’un bal remonte à 1774, a peu séjourné à Löfstad ; il avait largement à faire par ailleurs – voyages d’études en Europe, guerre d’indépendance en Amérique (s’embarque avec le corps expéditionnaire français en 1780 commandé par Jean-Baptiste de Vimeur, comte de Rochambeau à qui il servira d’interprète), propriétaire du régiment Royal-suédois, ambassadeur particulier de Gustav III, instigateur de la fuite de Varennes, auteur du manifeste de Brunswick, ambassadeur de Gustav IV Adolphe, grand maréchal du royaume, l’un des hommes les plus riches et les plus influents de son époque en Suède. Peut être ce qui l’a tué ?

Le 20 juin 1810, 19 ans jour pour jour après la fuite ratée de Louis XVI et Marie-Antoinette reconnus à Sainte-Menehould, Axel de Fersen est lapidé par la foule dans la vieille Ville à Stockholm, juste en face de ce qui est aujourd’hui le Palais de la noblesse (à qui la dernière occupante de Löfstad a légué le manoir et ses biens), à l’époque l’hôtel de Ville. Axel de Fersen assistait aux obsèques du prince héritier Charles-Auguste. Les Stockholmois étaient persuadés qu’Axel de Fersen et sa sœur Sophie Piper étaient à l’origine de l’empoisonnement du prince héritier, en fait décédé des suites d’une mauvaise chute de cheval en Scanie.

Cet homme de l’Ancien régime, aristocrate convaincu, n’a pas compris qu’une réforme profonde, avec la déposition de Gustav IV Adolphe et l’adoption de la constitution de 1809, était inexorablement en marche et qu’il n’avait plus de rôle politique à jouer.

Sophie Piper, très proche d’Axel, se remettra difficilement de la perte de son frère. Elle s’enferme à Löfstad en recluse et fait ériger un petit monument dans le parc du manoir à la mémoire du cher disparu.

La chambre en angle d’Émilie Piper, au mobilier hétéroclite, lit à barreaux en laiton, bureau empire, paravent art nouveau, est certainement l’une des plus belles du manoir avec sa vue sur le lac en contre-bas et le parc. La chambre de la dame de compagnie attenante à celle de sa patronne, bien que modestement meublée, demeure somme toute fort convenable, eu égard aux conventions collectives en vigueur dans les années 1920 !

Les communs – cuisine, buanderie, souillarde et autres – sont l’occasion d’une plongée dans l’ethnographie sociale des gens de maison. Il ne manque qu’eux pour que tout reparte comme en 1926 ! La cuisine est une véritable pièce… de collection. Spacieuse, claire, fonctionnelle avec ses bouilloires, cassolettes, marmites, tourtières, écumoires, poêlons et lardoires, son évier en zinc, ses fourneaux en fonte et son immense plan de travail étreignant l’un des piliers de soutènement. Des films y ont été tournés, et notamment une version télévisée de Mademoiselle Julie de Strindberg en 1969 par le réalisateur Keve Hjelm avec Bibi Andersson et Thommy Berggren, c’est dire… Le garde-manger soutiendrait un siège…Dans l’arrière cuisine, une armoire à épices exhale encore des fragrances entêtantes de cannelle et de vanille… D’autres pièces renferment des métiers à tisser où lirettes et nappes attendent d’être finies de tisser, des rouets, des machines à coudre mais aussi d’imposantes calandres aux mécaniques en fonte et rouleaux en bois, des planches à repasser, des armoires à linge où draps, taies, nappes, serviettes et torchons sont pliés et serrés en ordre… une pièce était dédiée à la fabrication de bougies par immersion, le « séchoir » à chandelles reprend du service tous les ans au moment de Noël… on vivait pratiquement en autarcie au manoir et la comtesse semblait un tantinet maniaque !

En sous-sol, une surprise attend le visiteur : la salle de bains de « mademoiselle » la comtesse ! Sinistre. La châtelaine faisait ses ablutions une fois par semaine, le vendredi. La baignoire est disproportionnée, tout comme le chauffe-eau, on imagine aisément la corvée de bois pour la préposée aux bains.

Le deuxième étage fait hôtel… ascétique. De longs couloirs avec des chambres numérotées au mobilier parfois rigoriste…quelques objets de valeur et notamment, une carte de Paris ayant appartenu à Axel de Fersen.

Le parc est aménagé à l’anglaise, faussement naturel, farouchement romantique, c’était tendance au 18e siècle. La légende voudrait qu’Axel de Fersen ait ramené d’Amérique les deux sapins-ciguë et le mélèze, encore debout de nos jours.

Et les fantômes ?

Comme tout manoir qui se respecte, il est évidemment hanté. L’unijambiste Axel Lillie fait résonner sa jambe de bois dans les couloirs. Sa femme, Kristina Mörner, Lillie Käringen (sa « vieille »), vérifie inlassablement à la pleine lune que les treize portes du manoir ont l’huis clos. Le frôlement très audible de ses robes en est un signe. La dame en gris, probablement Sophie Piper, inconsolable de la mort de son frère, se montre quand la mort rôde. Et puis, il y a le chapelain borgne à la voix de centaure qui aurait été défenestré par un irascible qui supportait mal son chant (le barde d’Astérix ?) qui revient pousser son chant interrompu lors de nuits profondes et noires… bref, il y a du monde de l’au-delà au manoir en dehors des heures de visite…

Löfstad est parfaitement entretenu et surtout pas un musée au sens étymologique du terme, à la rigueur un écomusée. C’est un pan vivace de l’histoire de Suède, de celle d’un patrimoine familial qui s’est étendu sur un peu plus de cinq siècles et dont pratiquement tous les acteurs ont joué un rôle au-delà des limites de la seule province de l’Östergötland – Allemagne, Pologne, pays Baltes, France, Angleterre, État-unis, etc. Une visite incontournable pour ceux qui veulent mieux comprendre les arcanes de l’Histoire de Suède.

www.lofstad.nu

Jean-Paul POURON

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